JULIEN AMILLARD

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Julien et le lapin

 

Installé au comptoir, Julien jetait un œil distrait au journal télévisé. Le reportage expliquait comment le passage à l’heure d’hiver avait entrainé un décalage de la traite, causant un potentiel manque à gagner pour les producteurs laitiers. Somnolent, Julien ne s’étonna d’abord pas de voir un lapin blanc aux yeux roses passer à l’écran. Il ne trouvait pas non plus très bizarre d’entendre le lapin dire « Oh mon dieu ! Oh mon dieu ! Je vais être en retard ! ». Pourtant, quand le lapin s’avisa de tirer de son gousset une montre, puis se remit à courir de plus belle, Julien se dressa d’un bond - il se rendit compte, perplexe, que l’on était passé à l’heure d’hiver il y a plus de deux semaines déjà….

 

« Le monde est un livre que je recopie avec des fautes. » explique Julien Amillard au sujet de sa démarche artistique. Pour Oh dear ! Oh dear ! I shall be late ! 1, il enregistre ainsi le journal télévisé d’une chaîne locale pour le diffuser deux semaines plus tard sur l’écran d’un bar. Dans une autre version, il distribue d’anciens tabloïdes dans le métro.

Il s’infiltre par ces actions dans deux espaces-temps spécifiques, parenthèses dans le flux tendu de nos quotidiens. Nous y disposons d’un peu de « temps de cerveau disponible »2 - aussitôt pris d’assaut par une déferlante de supports d’information et de communication. Formatés pour le peu d’attention que nous pouvons leur accorder, ils nous livrent une vision elliptique et épileptique du monde. Mais comment représenter donc ce monde en perpétuel mouvement, qui nous échappe au même titre que le lapin blanc à Alice ?

Comment saisir ses agitations incessantes, si ce n’est par les images en mouvement, en direct et en continu des JT ? Lewis Caroll, et plus tard Jorge Luis Borges, nous avaient pourtant mis en garde devant les images croquées « au plus près » de la réalité : une carte à échelle 1:1 finit par se superposer à son territoire, par le devenir3. Le réel est idiot, disait Clément Rosset ; son double – c’est-à-dire toute médiation par laquelle nous y avons accès – est un saltimbanque, un illusionniste dont le spectacle nous aveugle4.

 

Lorsque Julien Amillard dédouble le réel, il le fait en lui posant un accroche-pied. L’écart et l’anachronisme, subtilement glissés dans l'espace de notre quotidien, nous font trébucher à notre tour et nous obligent à prendre de la distance avec le temps présent5. Alice remarque le lapin blanc précisément lorsque ce dernier sort sa montre et signifie son retard, son décalage. À nous maintenant de découvrir le texte de Lewis Caroll défiler discrètement sur un bandeau rouge en bas de l'écran de télévision. Depuis le début du JT, le lapin blanc proposait ainsi à celui qui dispose de l’attention nécessaire de le guider de l’autre côté du miroir télévisuel.

 

 

Isabelle Henrion, février 2018

 

 

 

 

 

 

 

1 Exclamation originale du lapin blanc dans Alice au pays des merveilles. Lewis Caroll, Alice's Adventures in Wonderland, Londres, Macmillian and Co, 1865.

2 Selon l'expression de Patrick Le Lay lorsqu'il était PDG du groupe TF1 : « Ce que nous vendons à Coca- Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible ». Elle est souvent citée dans les essais récents sur l'économie de l'attention. Voir Yves Citton (sous la dir.), L'économie de l'attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014.

3 Bien que l'on attribue généralement le concept de la carte à échelle 1:1 à un récit de Borges, c'est Lewis Caroll qui en fît mention le premier dans Sylvie and Bruno concluded, Londres, Macmillian and Co, 1893.

4 « Idiot » est à comprendre ici selon sa première acception : simple, unique. Clément Rosset, Le Réel : Traité de l’idiotie, Paris, Éditions de Minuit, 1977. Voir aussi : Clément Rosset, Le Réel et Son Double : essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, 1976

5 Selon la définition que donne Giorgio Agamben du contemporain : « La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant des distances; elle est précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme » in Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain?, Paris, Payot & Rivages, 2008

 

 

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